L’environnement du jeune enfant sourd : quels ingrédients pour un développement social, linguistique et cognitif optimal ?

Catherine Hage, Logopède, Centre Comprendre et Parler et ULB
[Cet article est tiré d’une conférence donnée dans le cadre du colloque ACFOS “Les enfants sourds en 2021 : quels besoins ? Quels projets ? » des 14 et 15 décembre 2021. Toute erreur ou inexactitude dans la retranscription des propos est de la responsabilité d’ACFOS et non de son auteur].
Introduction

Le développement optimal des enfants sourds repose sur une combinaison d’avancées médicales, technologiques et de stratégies favorisant l’apprentissage du langage (une langue parlée, voire deux…) et l’inclusion.
L’apport des neurosciences met en évidence que le cerveau se construit en interaction avec son environnement, ce qui est essentiel pour l’enfant sourd.

Une population à risques
Malgré une prise en charge précoce, des difficultés persistent pour le bébé sourd :
- Perception tardive de la parole,
- Accessibilité du message parlé pas toujours optimale,
- Utilisation non optimale des outils auditifs,
- Choix parfois inadéquats en fonction des besoins de l’enfant.
Pour les prises en soins plus tardives on peut être confrontés à des difficultés déjà établies en terme de comportement, de labilité du regard, d’une moindre disponibilité de l’enfant.
Des échanges précoces perturbés
Dès le plus jeune âge, les enfants sourds peuvent rencontrer des difficultés à établir des interactions sociales (Morgan & al, 2021) en lien avec un environnement qui n’est pas toujours adapté et ce même en l’absence de trouble associé. Ces difficultés peuvent entraîner des répercussions en cascade sur le développement global de l’enfant.
Les risques des échanges orientés sur la performance.
Les interactions avec l’enfant sourd sont souvent trop intentionnelles et focalisées sur l’apprentissage du langage, au détriment du plaisir et de l’échange spontané. Cette situation peut affecter la synchronisation des activités neuronales entre l’enfant et son interlocuteur, impactant le transfert d’informations et l’apprentissage.

En effet, malgré l’apport d’une “technologie de pointe” pour « entendre », on se trouve confronté à :
- Une quantité et une qualité conversationnelle moindre (Dirks, 2019) : impact sur les performances linguistiques et hétérogénéité des performances,
- Des difficultés de régulation émotionnelle (Dirks et al, 2017) et de compréhension des états émotionnels d’autrui associés à des retards de la « theory of mind »,
- Un retard de développement des fonctions exécutives c’est-à-dire le développement en lien avec le développement du cortex préfrontal qui est fortement dépendant de l’environnement.
Le jeune enfant sourd risque de connaître des échanges subtilement axés sur les performances auditives, articulatoires et linguistiques.
Les interactions deviennent trop « intentionnelles… » avec le but plus ou moins appuyé que l’enfant « apprenne » à toute force. On peut faire face à un “oubli” du côté “improvisation” qui est le propre de la connexion à l’autre et du plaisir d’être ensemble…
Les cerveaux ne se « synchronisent » pas. Les signaux sociaux tels que le regard favorisent un alignement temporel réciproque de l’activité neuronale des deux cerveaux qui « communiquent » (Leong et al, 2017; Wass & al, 2018). Cet alignement temporel favoriserait le transfert d’information et l’apprentissage durant les échanges précoces.
Les ressources disponibles

Heureusement, de nombreuses ressources existent pour soutenir le développement linguistique et cognitif des enfants sourds !
Stratégies de guidance,
Outils visuels de communication,
Soutien parental.
L’approche du portage linguistique favorise une meilleure acquisition du langage.
Ingrédients actifs de l’environnement social

Plusieurs éléments sont essentiels :
La sensibilité parentale : voir et réagir aux tentatives de communication de l’enfant, respecter son autonomie, assurer une ambiance positive et chaleureuse, suivre l’initiative de l’enfant, pouvoir étayer et stimuler linguistiquement dans des moments favorables (le jeu, la lecture…).
Ce soutien parental pour étayer et stimuler le développement linguistique via des activités ludiques et des lectures interactives est essentiel.
Une étude de Quittner et al. (2013) a démontré que la “sensibilité maternelle” est un prédicteur clé du développement linguistique, permettant de réduire les retards. L’étude des interactions entre mères et enfants sourds avant et 4 ans post implant montrent que la « sensibilité maternelle » est bien un prédicteur significatif de développement linguistique. Elle est associée à des stratégies linguistiques de haut niveau favorisent une diminution du retard de langage de moins de 2 ans par rapport aux enfants normo-entendants.
Interactions et développement socio-émotionnel
On constate des retards d’acquisition de la TOM (Theory Of Mind) par rapport aux entendants (Dirks et al, 2017, Jones et al, 2015), une hétérogénéité des performances quant à la théorie de l’esprit chez les enfants munis d’un implant cochléaire et un retard, même avec un implant précoce et même pour ceux qui ont un bon niveau de lecture (Ketelaar in Dirks, 2019, Netten et al, 2017).
Nous faisons l’hypothèse que cela a un lien avec un accès plus limité des enfants sourds aux expériences conversationnelles durant la petite enfance. Peu de termes mentaux sont présents dans le langage adressé (Dirks & al, 2017). Cependant, on peut voir que chez l’enfant entendant, il suffit de 2 à 5% de termes mentaux dans le discours pour que la TOM (theory of mind) se développe (Morgan et al, 2014).
Interactions et développement des fonctions exécutives
Chez l’enfant entendant
Il existe un lien prédictif entre la sensibilité parentale et le développement des fonctions exécutives (Normal Variation in Early Parental Sensitivity Predicts Child Structural Brain Development, Kok et al, 2014) avec notamment les atouts suivants :
- Le rôle important de l’étayage parental,
- Le fait que le parent simplifie une tâche difficile,
- Qu’il la décompose en petites parties,
- Qu’il dirige l’attention de l’enfant sur les aspects pertinents de la tâche pour la réussir,
- Qu’il fournit un discours encourageant.
Chez l’enfant sourd
Il existe un risque de retard dans l’élaboration des fonctions exécutives et ce même en présence d’une implantation cochléaire (Rudner & al, 2010, Nittrouer et al, 2013, McAuley et al, 2011, Wass & al, 2008…).
Chez les enfants implantés, des déficits apparaissent déjà en âge préscolaire (Beer et al, 2014) : la mémoire de travail et l’inhibition sont impactées.
On constate également moins de difficultés dans les fonctions exécutives avec des familles soutenantes (Holt et al, 2013) mais on déplore encore trop eu d’études sur ce sujet.
Quels sont les ingrédients actifs de l’environnement linguistique ?
La prévention des déficits linguistiques prend racine dans les échanges sociaux précoces, bien AVANT que le langage n’émerge !
Les ingrédients actifs de cet environnement sont la phonologie et le système grammatical (compris comme un ensemble de règles qui permettent de comprendre et de produire des énoncés qui n’ont jamais été entendus ni « appris » grâce à un effort conscient de la part de l’enfant).
Il est nécessaire d’être exposé précocement à un système linguistique, c’est ce qui va permettre la spécialisation hémisphérique gauche (Leybaert & al, 2003; Neville, 1991), et ce quelle que soit la modalité de la langue (Leybaert & al, 2003).
Quelle est l’accessibilité du langage adressé ?
Pour la langue parlée
Nous savons par les données scientifiques que la perception de la parole est multimodale (McGurk & al, 1976). En conséquence, développer la voie auditive et la voie visuelle est une nécessité pour un jeune enfant sourd. L’audition avec implant cochléaire n’apportent qu’une information incomplète (Lorenzi & al, 2006), la lecture labiale couplée à l’audition montre de bien meilleures performances.
On peut considérer la LfPC comme une “greffe cognitive réussie” (Bayard& al, 2015 , et Borel & Leybaert, 2020) dans le sens où :
- Elle rend la langue parlée parfaitement accessible,
- Il y a une compatibilité des infos visuelles et auditives,
- Cela permet la mise en route de mécanismes profonds comparables à ceux des enfants entendants,
- Accès à la morphosyntaxe par les enfants avec ou sans implant,
- On constate une amélioration de la lecture labiale, même sans la présence des clefs du code,
- Elle permet un développement accéléré de l’accès à la lecture, etc.
Pour la Langue des signes
La Langue des signes contient tous les ingrédients nécessaires au développement phonologique et morphosyntaxique (Neville, 1991; Cardin & al, 2017; Hall, 2017…) et elle est parfaitement accessible à l’enfant sourd de parents sourds qui maîtrisent cette langue. Elle ne doit pas être confondue avec le français signé : « le signe » n’est pas une langue même s’il permet une communication précoce !!!
Promouvoir la quantité de Langage adressé
Plus le langage adressé est apporté en quantité et en qualité, plus il est en lien avec de meilleurs niveaux de langage à 3 ans (Dirks & al, 2019). La LMPV (longueur moyenner des énoncés pré-verbaux) est étroitement liée à la capacité de comprendre et de s’exprimer (Cruz et al, 2013). Or les enfants sourds sont exposés à moins de mots, tout comme les enfants avec une déficience auditive moyenne d’ailleurs. Le langage adressé a également tendance à être plus directif et plus contrôlant.
Promouvoir la qualité de Langage adressé
Il est nécessaire d’insister aussi sur la qualité du langage adressé (Desjardin et al, 2009, 2014). On peut identifier deux type “stratégies” :
- Les techniques facilitatrices dites de “faible niveau” (c’est-à-dire peu propices au développement du langage). Cela recouvre le fait de :
- Mettre des mots sur l’expérience,
- Faire des commentaires,
- L’imitation.
- Et les techniques facilitatrices dites de “haut niveau”, qui sont des stratégies efficaces comme :
- Poser des questions ouvertes,
- Reformuler,
- Faire des expansions.

Le développement du langage doit être envisagé dans son contexte le plus large…
On ne peut pas forcer le développement du langage…
Hage, 2015
On ne peut forcer un cerveau à apprendre…
On ne peut que « s’efforcer» à aménager les conditions favorables
à l’émergence du travail de « grandir » et d’apprendre.
Conclusions
Une connaissance plus fine des ingrédients actifs et pertinents de l’environnement social et linguistique permet donc de :
- Faciliter le travail d’accompagnement des parents,
- Permettre une attitude moins dogmatique à l’égard de telle ou telle approche éducative,
- Permettre la prise en compte des facteurs humains à la base de la rencontre avec l’enfant, au même titre que l’éducation auditive par exemple.
Le travail sur l’environnement social est un axe de prévention puissant et il est nécessaire dans la plupart des situations mais… il ne s’improvise pas !
Tous les parents ne sont pas nécessairement ouverts à suivre nos « bons » conseils ! Il est de notre rôle de pouvoir accueillir et accompagner leur stress et modéliser des interactions de qualité. Pour ce faire, la formation des professionnels est essentielle.
