Le livre pour l’enfant sourd, une ouverture sur le monde
Publié le : 12 décembre 2024
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Quel rôle joue le livre dans l’accompagnement des enfants et des jeunes sourds ?
Le livre pour soi et dans sa relation aux autres.
Le livre est présent tout au long de notre vie et nous accompagnons les enfants et les jeunes dans la découverte de cet objet magique qui peut changer nos vies, nous aider à nous construire, à surmonter nos émotions, à dépasser des moments difficiles, à nous ouvrir à d’autres horizons, à développer notre imaginaire… Toute personne, quel que soit son âge, a besoin de récits, d’histoires, de contes…
De nombreux auteurs, des chercheurs, des pédagogues, des psychologues… insistent sur l’importance du livre dès le plus jeune âge.
Le rapport de Sophie Marinopoulos, Psychologue et psychanalyste, experte de l’enfance et de la famille, est paru en 2019 : “Une stratégie nationale pour la Santé Culturelle. Promouvoir et pérenniser l’Éveil Culturel et Artistique de l’enfant de la naissance à 3 ans dans le Lien Enfant-Parent (ECA-LEP)” donne une place primordiale au livre et à la culture pour les tout-petits d’autant plus que la lecture est devenue “une cause nationale”.
Régine Detambel dans “Les livres prennent soin de nous” considère que lire c’est nous “Armer pour la vie. Tout est déjà dans les livres. Y compris l’art d’aimer“.
Accompagner les bébés, les enfants, les jeunes dans la découverte de l’univers des livres est fondamental pour les « armer pour la vie ». De nombreux ouvrages pour les bébés et les jeunes enfants sont des supports extraordinaires pour jouer avec les mots, la syntaxe, les règles, l’humour, la transgression et ainsi libérer l’imaginaire et ce dès le plus jeune âge dans la liberté et le plaisir. La lecture d’images, de dessins, de textes est une entrée merveilleuse dans le monde de la littérature.
De multiples ouvrages nous aident à donner du sens, à créer des liens, à donner l’envie d’explorer le monde, les émotions, les sentiments. Ils permettent de se découvrir soi-même et de découvrir les autres pour faciliter la compréhension de soi et de ceux qui nous entourent ainsi que de ce qui nous entoure. La mimique, les gestes, la parole, l’écrit, créent de la cohérence et enrichissent les échanges et le dialogue.
En effet, l’écrit est un moyen de communiquer et permet de partager. Il est important que cela prenne sens dès le plus jeune âge.
La rencontre avec les livres se réalise très tôt. De nombreux ouvrages permettent de désigner, de s’habituer aux images, à l’écoute, à l’attention conjointe qui présente des spécificités, Federica Cilia et Barbara Le Driant montrent que : « L’enfant sourd se trouve dans une situation de « double tâche » où il doit alterner son attention entre son partenaire d’interaction et l’objet (ou l’activité) sur laquelle ils sont engagés mutuellement. » (Cilia F. et Le Driant B. Les enjeux de l’attention conjointe dans les processus de communication : particularités des enfants sourds ou atteints d’un trouble du spectre de l’autisme. ANAE 166. Juillet 2020).
La perception et l’expression des émotions commencent très jeune avec le support d’un livre. Le manipuler est source de plaisir pour le tout-petit et permet de susciter l’interaction et de renforcer l’attention conjointe.
Raconter des histoires est primordial comme le souligne Philip Pullman : « Les enfants ont autant besoin d’art, d’histoires, de poèmes et de musique que d’amour, de nourriture, d’air frais et de jeux. »
Pour Nancy Huston : « L’identité nous vient des histoires, récits, fictions diverses qui nous sont inculqués au cours de notre prime jeunesse. […] Le langage ordonne notre expérience, nous permet de communiquer. Tant que nos définitions coïncident, on se comprend, et ça marche. »
Apprendre à faire coïncider nos définitions, nos références à l’oral comme à l’écrit est donc primordial pour tous mais tout particulièrement pour les jeunes que nous accompagnons et qui, à l’école, seront confrontés à ces connaissances implicites.
Connaitre des comptines, des histoires, des contes communs pour ne pas se sentir exclu est indispensable. Notre rôle auprès des bébés et des enfants sourds sera de les leur présenter, en liaison avec les parents, à l’aide de différents supports : images, livres, graphismes, dessins, marionnettes…
La littérature jeunesse a beaucoup évolué et pour apprécier les publications actuelles qui peuvent détourner avec humour ou transgression certains contes ou histoires du patrimoine culturel, il faut connaître les contes et les histoires de ce patrimoine.
Les parents et le livre
Le rituel de la lecture du soir est très bénéfique. Des études scientifiques ont montré que seulement six minutes de lecture quotidienne réduit le stress de 68%. L’étude de la Clinic Mayo Staff, en 2020, montre aussi que lire améliore la qualité de notre sommeil (Aurélie Louvel).
La relation entre le parent et l’enfant lors de la lecture d’histoires est essentielle pour favoriser l’équilibre émotionnel, l’évolution du langage, la confiance en soi… La lecture du soir est un moment de partage et non une rééducation bis et le livre sera un support fondamental pour enrichir l’imagination, structurer le récit, alimenter le dialogue. Lors des séances d’éducation précoce, nous échangeons avec les parents ce qui permet de parler de l’importance de cette lecture individuelle et de ses multiples apports.
La lecture d’images commence très jeune et les parents pourront les accompagner dans cette découverte.
Des livres de différentes cultures permettent à l’enfant de découvrir de multiples univers. Les parents peuvent aussi y retrouver leurs souvenirs quand ils sont originaires d’autres cultures.
La médiathèque joue un rôle essentiel et nous incitons les parents à s’y rendre avec leurs enfants. Cela permettra à toutes les familles de découvrir des ouvrages de tout type. Stéphane Bonnery, professeur en sciences de l’éducation, a réalisé une analyse passionnante sur les différents types de livres rencontrés dans des familles et sur leurs manières de lire. Il met en évidence que certains livres sont souvent des « séries » au « goût univore », très explicites dans leur contenu, et d’autres livres très variés par leurs formes : poésies, albums, petits romans… avec des autrices et des auteurs différents qui mènent à une pluralité dans la manière de lire, à une découverte de l’implicite avec la recherche d’indices, à un développement de l’imaginaire.
Les échanges avec les parents permettent de parler des multiples possibilités avec le livre. Les actions des bibliothèques et des associations autour du livre sont un apport indispensable.
La valorisation de la notion de plaisir, d’un moment de partage et d’échanges est essentielle.
Le livre en orthophonie avec les enfants et les jeunes sourds ?
Comme le dit Catherine Hage « Co-construire le langage est le défi des interactions précoces avec le très jeune enfant sourd. » « L’avenir linguistique de l’enfant sourd, et ce quel que soit le type d’appareillage pour compenser la perte sensorielle, repose en grande partie sur la capacité de l’entourage à construire un cadre interactif avec cet enfant » (C. Hage, Co-construire le langage : le défi des interactions précoces avec le très jeune enfant sourd. ANAE 138. Novembre 2015).
Le livre a toujours été présent dans nos accompagnements auprès des enfants et des jeunes sourds en orthophonie, en psychomotricité, dans le suivi psychologique… Les livres nous aident, grâce à leur diversité, à enrichir les multiples interactions qui permettent la construction du langage.
Plusieurs approchent s’offrent à nous. Nous choisissons un livre et nous leur lisons, ils choisissent un livre parmi d’autres et nous leur lisons, nous choisissons un livre ou eux le choisissent et ils le découvrent et le commentent, nous les laissons le découvrir ou nous interagissons avec eux… Cela rejoint la lecture interactive pratiquée dans certaines classes de maternelle où une relation positive et chaleureuse crée un contexte naturel de stimulation pendant lequel les enfants participent à la lecture d’un album (Nathalie Thomas, Cécile Colin, Jacqueline Leybaert. Impact d’une sensibilisation à la lecture interactive sur les pratiques éducatives des enseignants du maternel. ANAE 164. 2020 février).
La notion de plaisir est essentielle pour les apprentissages mais nous avons un objectif précis dans notre accompagnement : la construction de la langue pour permettre à l’enfant et au jeune de trouver sa voix et sa voie.
Différents apports du livre
- Découverte des illustrations et lecture d’images
- Découverte des jeux : Coucou, où est ?…
- Émotions : « Le livre permet de lutter contre l’angoisse, contre l’absence. Le récit peut construire son histoire, tu n’es pas tout seul, je suis là » selon Evelio Cabrejo-Parra, psycholinguiste, ce qui est primordial dans le rôle des parents lors de l’histoire du soir qui peut être celle du matin ou de l’après-midi !
- Lexique : enrichissement et mémorisation du lexique avec de multiples présentations
- Syntaxe : diversité des structures syntaxiques et des marques grammaticales.
- Imaginaire et évasion : ce qui est caché invite à développer son imaginaire. « La négation est la représentation de l’absence, c’est là que naît l’imaginaire par la représentation de l’absence. Pouvoir nommer ce qui n’existe pas pour le faire exister. C’est de là que vient toute la littérature. » selon Evelio Cabrejo-Parra
- La métaphore et le symbolique : « Les grands problèmes humains ne sont accessibles que métaphoriquement » confirme Régine Detambel. Beaucoup de thèmes, parfois douloureux, sont abordés pour les tout-petits avec des animaux comme personnages.
- L’implicite est à entraîner très jeune. « Les sources de l’être sont en effet dans ce qui est caché et non dans ce qui est à découvert » Régine Detambel
- Structure d’un poème, d’un album, d’une nouvelle, d’un roman…
- Le récit structure la pensée. Il annonce aussi la notion de temps et enrichit l’imaginaire.
- L’humour, le plaisir de l’absurde, les objets et les animaux bizarres…
- L’acquisition de connaissances.
- Le plaisir de lire puis d’écrire, de créer son propre univers, en copiant créant puis en se détachant des jeux et des contraintes d’écriture proposés dans nos séances : « La littérature met en mouvement mon propre livre et lire des choses que je ne pourrai pas dire directement. » selon Evelio Cabrejo-Parra.
- L’ouverture sur bien des possibles, sur la liberté : « Le livre permet de faire voyager le désir selon les besoins de chacun » Evelio Cabrejo-Parra
- La découverte de soi : « L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans le livre, il n’eût pas vu en soi-même. » Marcel Proust. S’identifier à des personnages aide à la construction de soi. « Les premières empreintes -langue maternelle, histoires, chansons, impressions gustatives, olfactives, visuelles- seront les plus profondes. C’est là, la matière même de notre soi. » Nancy Huston
- L’audition avec l’écoute de bruits, de cris d’animaux, de chansons, de comptines sont sources de joies grâce aux livres musicaux ou aux supports informatiques. Les jeux avec les syllabes, les rimes, les jeux d’éducation auditive avec les variations de la voix, de l’intonation, la musicalité des mots et des phrases sont une passerelle vers l’écoute d’histoires qui consolide la structuration des récits. Selon Evelio Cabrejo-Parra : « Tous les bébés ont besoin de la littérature au berceau parce qu’entrer dans la langue c’est construire la voix, c’est construire de la musique, c’est construire de la poésie aussi et ainsi la littérature devient une nécessité. »
Le livre crée du lien entre le parent et son enfant, entre le thérapeute et le jeune, entre un.e auteur.ice et un.e lecteur.ice, entre un personnage et un.e lecteur.rice, entre des pairs… C’est un partage, un dialogue, la construction d’univers communs comme base de communication, d’échanges et d’enrichissements langagiers et humains. L’enfant découvre qu’il y a du sens dans les livres et c’est ce qui lui permettra plus tard d’apprendre à lire et à écrire en mettant du sens en lien avec son ressenti personnel ce qui est essentiel pour tout apprentissage. Il abordera ainsi le langage dans toute sa multiplicité et sa richesse. Le dialogue interactif lui permettra d’établir des liens entre les livres et le monde qui l’entoure.
Le livre peut aussi bousculer, déranger, ouvrir sur l’inconnu, aider à grandir, à construire sa personnalité dans la confrontation à d’autres personnalités, d’autres fonctionnements, d’autres habitudes…
S’affirmer soi-même permet de découvrir ses potentialités, ses possibilités et de gagner en confiance en soi ce qui est essentiel pour avancer. Le livre permet de répondre à ses questions ou de s’en poser de nouvelles.
« Parler, ce n’est pas seulement nommer, rendre compte du réel ; c’est aussi, toujours, le façonner, l’interpréter et l’inventer. » selon Nancy Huston. Comme nous venons de le voir, les livres nous accompagnent dans cette démarche et dans la complémentarité de nos rôles entre parents et professionnels.
Le livre pour les jeunes et les adolescents
De nombreux ouvrages accompagnent les jeunes dans leurs intérêts, leurs questionnements, leurs problématiques sous diverses formes : albums, BD, mangas, romans, théâtre…
C’est une période complexe et certaines collections peuvent répondre à leurs interrogations profondes et les aider à cheminer.
Il est important de ne pas établir de frontières strictes entre les différents écrits, les adolescents sont parfois très attirés par des albums où s’allient le texte et les illustrations.
La lecture de supports très différents les mènera aussi vers leur créativité.
Pistes complémentaires
La bibliothérapie jeunesse est une approche expressive et créative qui complète tout à fait notre démarche avec le livre.
Régine Detambel a initié le terme de « bibliocréativité » pour des adultes et Aurélie Louvel, qui a suivi la formation de Régine Detambel donne de nombreux exemples de sa mise en œuvre avec les plus jeunes.
Beaucoup d’associations présentent des actions autour du livre.
L’agence quand les livres relient ou ACCES (Action Culturelle Contre les Exclusions et les Ségrégations) organisent de nombreuses actions autour du livre. Acces a créé « La raconterie » un lieu transportable dans les médiathèques ou autres lieux pour lire des histoires en « lecture individualisée » avec les enfants.
L’association Encres Vagabondes présente sur son site littéraire des ouvrages jeunesse de multiples maisons d’édition.
Plusieurs maisons d’édition publient des ouvrages autour de thèmes d’un apport très riche avec des dossiers très utiles pour les jeunes et les familles comme pour nous, dans les albums ou sur leurs sites avec des références et des vidéos.
Un chemin vers l’expression écrite
Les livres et les extraits d’ouvrages sont essentiels dans l’approche de l’expression écrite qui permet aux enfants et aux jeunes de s’exprimer en développant leurs potentialités propres en utilisant, entre autres, des jeux et des « contraintes » d’écriture. La maîtrise de l’écrit est un élément indispensable pour favoriser l’inclusion scolaire et sociale.
Conclusion
« Lire est un moyen de résister à l’exclusion, à l’oppression ; lire est un moyen de reconquérir une position de sujet, au lieu d’être l’objet moqué du discours des autres. » Régine Detambel
Nous sommes des passeurs pour révéler la richesse et la force des enfants et des jeunes que nous accompagnons et leur transmettre le maximum d’outils pour une scolarité et une vie épanouie.
C’est une vaste ambition tout à fait passionnante.
Brigitte Cabrolié-Aubonnet
Orthophoniste, autrice, directrice de la revue en ligne Encres Vagabondes, Secrétaire générale d’ACFOS
Conférence donnée à l’occasion du colloque ACFOS “Les enfants sourds en 2022. Quels besoins ? Quels projets ?”